Un petit texte réactualisé de J Ellul pour comprendre la propagande
Une
propagande moderne doit tout d'abord s'adresser en même temps à
l'individu et à la masse. Elle ne peut séparer les deux éléments. Il
n'est pas question que la propagande s'adresse à l'individu solitaire,
considéré dans sa singularité, séparé de la foule. L'individu n'est
d'aucun intérêt pour le propagandiste, et dans sa particularité il
présente de bien trop grandes résistances à l'action externe. La
propagande, du fait de la loi d'efficacité, ne peut s'attacher au
détail, non seulement parce que gagner les hommes un par un est beaucoup
trop long, mais encore parce que faire naître la conviction chez un
individu isolé est beaucoup plus difficile. Il n'y a pas de propagande
quand il y a simple dialogue. Et c'est pourquoi, en particulier, les
expériences d’efficacité de tel moyen ou tel argument effectuées aux USA
sur des individus isolés ne sont pas concluantes parce que ne
produisant pas la situation réelle de la propagande. Réciproquement,
celle-ci ne vise pas simplement la masse, la foule. Une propagande qui
ne fonctionnerait que lorsque les individus sont concrètement réunis
serait beaucoup trop lacunaire et discontinue. De même une propagande
qui ne viserait que des ensembles en tant que tels, comme si une masse
était un corps spécifique ayant une âme différente de celle des
individus, ayant des réactions, des sentiments incommensurables à ceux
des personnes, serait une propagande abstraite qui n'aurait, elle non
plus, aucune efficacité. La propagande moderne est celle qui atteint des
individus inclus dans une masse en tant que participants à une masse,
et réciproquement qui vise une foule mais en tant qu'elle est composée
d'individus.
Qu'est-ce que cela signifie ? Tout
d'abord que l'individu n'est jamais pris dans son individualité mais
dans ce qu'il a de commun avec les autres, aussi bien en ce qui concerne
ses tendances, que ses sentiments ou ses mythes. Il est englobé dans
une moyenne ; et sauf pour un faible pourcentage, l'action établie sur
des moyennes sera efficace. Mais, en outre, l'individu est considéré
dans la masse et pris en elle (et autant que possible aussi inséré en
elle systématiquement) parce que de cette façon ses défenses psychiques
sont affaiblies, ses réactions plus aisées à provoquer, et l'on profite
des processus de diffusion des émotions dans la masse, en même temps que
de l'excès des impressions ressenties lorsqu'on est en groupe.
L'émotivité, l'impulsivité, l'excès,etc . , tous ces caractères de
l'individu pris dans une masse sont bien connus et très profitables à la
propagande. Si bien que jamais l'individu ne doit être pris en lui-même
: l'auditeur de radio, l'internaute, quoique matériellement seul, fait
quand même partie d'un grand ensemble, et il le sait. On a pu
parfaitement discerner chez les auditeurs de radio, les téléspectateurs,
les internautes, une mentalité de foule. Tous sont ensemble et
constituent une sorte de société où les individus sont complices et
s'influencent réciproquement sans le savoir. Il en est de même lorsque
la propagande se fait par des visites personnelles et du porte à porte
(human relations, signatures de pétitions) : quoique, en apparence, on
rencontre un individu solitaire, en fait il s'agit d'une unité englobée
dans une foule invisible composée de tous ceux qui ont été visités, qui
le sont en ce moment, qui le seront parce qu'ils éprouvent un même ordre
d'idées, vivent d'un même mythe et surtout parce qu'ils sont visés par
un même organisme : la visée d'un parti ou d'un administration suffit à
encadrer l'individu, dans le secteur de population compris par la visée ;
ce simple fait le globalise. Il n'est plus M ou Mme X, mais la fraction
d'un courant polarisé dans un certain sens et au travers du visiteur
(qui ne représente pas une personne parlant en son nom, avec ses
arguments, mais une administration, une organisation, un mouvement
collectif), le courant est parfaitement éprouvé, l'entrée du visiteur
qui collecte une signature, c'est l'entrée de la masse, et qui plus est
de la masse encadrée, normalisée. Il n'y a aucune relation d'humain à
humain ; il y a une organisation qui joue de son attraction sur un
individu qui déjà fait partie d'une masse parce que visé en elle.
Inversement,
quand la propagande s'adresse à une foule, il faut qu'elle concerne
chaque individu dans cette foule, dans cet ensemble. Pour être efficace,
elle doit donner l'impression d'être personnalisée, car il ne faut
jamais oublier que la masse est composée d'individus, et n'est en somme
que des individus réunis. Or, si en fait, parce qu'ils sont en groupe,
ils sont affaiblis, sensibilisés, à un stade psychologique régressif,
ils ont au contraire, et d'autant plus, la prétention d'être des «
grandes personnes ». L'homme de la masse est bien un sous-homme mais
prétend être un sur-homme. Il est plus suggestible mais s'affirme plus
puissant, il est plus labile mais se veut plus convaincu. Si l'on traite
ouvertement la masse comme une masse, les individus qui la composent se
sentiront minorisés et refuseront de participer. Si l'on traite ces
individus comme des enfants parce qu'ils sont en masse (ce qu'ils sont),
il n'accepteront pas la projection dans le chef, ni l'identification.
Ils se rétracteront, et l'on ne pourra rien obtenir de cette masse. Il
faut au contraire que chacun se sente individualisé, que chacun ait
l'impression que c'est lui que l'on regarde, que c'est lui à qui on
s'adresse. C'est seulement alors qu'il sera concerné, cessant d'être
anonyme (quoique l'étant effectivement).
Ainsi toute
propagande moderne profite de la structure de masse mais exploite le
sentiment d'auto-affirmation de l'individu, et les deux actions doivent
être menées conjointement, simultanément. Bien entendu cette opération
est grandement facilitée par l'existence des moyens de communication de
masse moderne qui ont précisément cette effet remarquable d'atteindre
spontanément la foule, mais chacun dans cette foule. Les internautes,
les lecteurs d'un journal, les auditeurs de radio, les spectateurs du
cinéma ou de la télévision, constituent bien une masse, existant
organiquement quoique diffuse et non rassemblée en un point. Ils sont
mus par les même mobiles, reçoivent les mêmes impulsions et impressions,
se trouvent axés sur les mêmes centres d'intérêt, éprouvent les mêmes
sentiments, ont très généralement le même ordre de réaction et d'idées,
participent au même mythe et tout cela au même moment : c'est réellement
une masse psychologique sinon biologique. Et les individus sont
modifiés par cette existence même s'ils ne le savent pas. Mais voici que
cependant chacun est seul : l'internaute, le lecteur du journal, le
téléspectateur, l'auditeur de radio est solitaire, il se sent dès lors
concerné personnellement, mais dans la situation de participant. Et le
spectateur de cinéma lui aussi est solitaire, quoique coude à coude avec
ses voisins, il est pourtant, à cause de l'obscurité et de l'attraction
hypnotique de l'écran, parfaitement solitaire. C'est cette situation de
« foule solitaire », ou d'isolé dans la masse, qui est déjà un produit
naturel de la société actuelle, et qui se trouve utilisé en même temps
que confirmé par les moyens de communication de masse ; or c'est aussi
le moment le plus favorable pour saisir l'homme et l'influencer : c'est
alors que la propagande peut être efficace.
Il nous
faut souligner cette conjonction que nous rencontrerons souvent : les
structures de la société actuelle placent l'individu dans la situation
la plus aisée pour la propagande. Les moyens de communication de masse
qui participent à l'évolution technique de cette société, confirment
cette situation en même temps qu'ils permettent d'atteindre l'homme
individuel intégré dans une masse, - et ce que permettent ces moyens,
c'est justement ce qu'il faut que la propagande soit pour atteindre ses
objectifs. En réalité, il n'y a pas de propagande sans usage de ces
moyens là. Si par hasard ce à quoi la propagande s'attaque est aussi un
groupe organisé, elle ne peut pratiquement rien sur les individus avant
que ce groupe ait été brisé. Or ceci peut certes résulter d'une action
matérielle, mais il est également possible de faire éclater le groupe
psychologiquement. La transformation en micro-groupes par des moyens
purement psychiques est une des techniques les plus importantes de la
propagande. Ce sera donc seulement quand les micro-groupes sont ainsi
annihilés, quand l'individu ne trouvera plus de défenses, de facteur
d'équilibre et de résistance dans le groupe auquel il appartient, que
l'action globale de la propagande sera possible.
Réactualisation d'un extrait de « Propagandes » de J.Ellul